Début décembre, Vincent Raoult consulte le compte de Canal Ti Zef sur le site Associations.gouv.fr. La télé locale tourne la page de son festival annuel autour de l’image alternative. L’administrateur prépare le budget 2024 et constate qu’un dossier de demande de subvention vient d’être refusé « sur décision de M. Le Préfet du Finistère ». Comme les années précédentes, l’association a déposé un dossier au titre du Fonds pour le développement de la vie associative (FDVA), qui aide les petites structures « contribuant au dynamisme de la vie locale » comptant une implication bénévole régulière.
« À l’issue du passage devant les commissions départementales et régionales, nous avions reçu, en juin, un avis favorable », s’étonne Vincent Raoult. En ligne, un document atteste d’ailleurs de la décision rendue le 1ᵉʳ juin (pdf). Non définitive, elle devait encore être officialisée par un arrêté d’attribution, délivré par le préfet. Une étape perçue jusqu’alors comme une formalité.
Surpris, le bénévole adresse une demande de rendez-vous à la préfecture et à la sous-préfecture, par lettre recommandée. « Sur le fond, cette subvention vous a été refusée, car un certain nombre d’informations qui m’ont été communiquées par mes services démontraient que certains aspects du fonctionnement de votre association étaient incompatibles avec le contrat d’engagement républicain que vous avez pourtant signé par ailleurs », cingle, pour toute explication, Jean-Philippe Setbon, sous-préfet de Brest, dans une réponse envoyée le 4 janvier (lire aussi sous cet article).
La signature du contrat d’engagement républicain est imposée aux associations qui sollicitent des subventions depuis son entrée en vigueur en 2022. Elle découle de la loi dite « séparatisme », présentée par le gouvernement comme un instrument de lutte contre l’islamisme. Ce dispositif est contesté depuis son origine par des organisations comme la Ligue des droits de l’Homme, qui y voient un « moyen de pression contre le pluralisme politique ».
Les regards se tournent vers l’Avenir
Mais qu’a bien pu faire Canal Ti Zef, média inscrit dans le paysage local depuis 2001, pour perdre, sur décision préfectorale, une modeste subvention de 2.500 € pourtant validée par deux commissions réunissant des élus, des associatifs, des experts et des représentants de l’État ?
« Dans les coulisses, il se dit que ce serait lié à l’Avenir », assure Vincent Raoult, en référence au lieu autogéré qui animait jusqu’en juillet les soirées de la place Guérin. « Nous nous rendions régulièrement sur ce site pour organiser des projections gratuites. »
L’Avenir, c’est l’histoire dans l’histoire. Un squat culturel monté par des habitants hostiles à l’embourgeoisement du quartier Saint-Martin, haut-lieu de la vie estudiantine. Il doit son nom à une salle des fêtes historique dont la destruction par la communauté urbaine de Brest en 2010 avait indigné les riverains.
La mairie porte différents projets pour ce site : une résidence senior, un immeuble locatif privé, puis la création d’une crèche. Mais le collectif Pas d’avenir sans Avenir souhaite maintenir un lieu ouvert aux associations du quartier, « loin des logiques marchandes et des perspectives gestionnaires ».
Après plusieurs années de concerts, d’ateliers et de repas pour les exclus de tous horizons, Brest Métropole hausse le ton pour récupérer le terrain. En 2023, une médiation confiée à un cabinet privé n’aboutit pas. Arguant d’un risque pour la sécurité des usagers, les élus obtiennent l’expulsion des occupants en référé. Gendarmes mobiles, policiers et membres du Raid dispersent les plus récalcitrants à coup de grenades lacrymogènes, au petit matin du 27 juillet. Les barricades montées à la hâte ne résistent pas à l’assaut et une entreprise de BTP fait table rase des bâtiments.
Après une telle débauche de moyens, voir l’Avenir renaître une nouvelle fois de ses cendres constituerait un camouflet pour les autorités.
Le Patronage laïque Guérin pressé par l’État de licencier un animateur militant
Trois autres associations de la cité portuaire, Radio U, Ekoumène et le Patronage laïque Guérin, ont, elles aussi, appris que leur subvention, au titre du FDVA, avait finalement été retirée sur décision du préfet. La première est un média étudiant, la deuxième une salle rattachée à un habitat participatif et la troisième un centre culturel de type MJC.
« Notre hypothèse, soupèse Guillaume, un membre d’Ekoumène, c’est que nous avons ouvertement soutenu l’Avenir. »
Comme Canal Ti Zef et une vingtaine d’autres structures engagées dans le mouvement social, Ekoumène a signé une tribune de soutien lancée par le collectif Pas d’avenir sans Avenir lorsque bruissait la rumeur d’une évacuation.
Chez Radio U, Antoine Galloux se souvient d’avoir invité des membres du collectif à s’exprimer sur l’antenne. De là à sucrer une subvention ? « Si c’est le cas, ça serait grave pour la liberté d’expression », souffle, perplexe, le salarié.
La situation du Patronage laïque Guérin est à la fois plus claire et plus alarmante.
Comme l’ont révélé en novembre nos confrères du Télégramme, son bureau a reçu des autorités un courrier daté du 24 avril 2023, dans lequel le sous-préfet Setbon indique que « son attention a été attirée a plusieurs reprises sur le comportement d’un des animateurs, salarié de l’association ». Un animateur impliqué dans le collectif Pas d’avenir sans Avenir.
« Outre les suites pénales que la justice donnera à cette affaire, et sans vouloir interférer sur le pouvoir de gestion qui est le vôtre, ce comportement questionne la capacité de cet animateur à exercer les missions qui lui sont confiées dans l’accompagnement de jeunes enfants », avertit le représentant de l’État, précisant que cette situation pourrait remettre en question « la pérennité des subventions que les services de l’État seront amenés à accorder à votre association ».
« Je ne suis sujet, à ma connaissance, d’aucune poursuite judiciaire », affirme l’animateur mis en cause, qui explique s’être investi sur le site de l’Avenir sur son temps libre. « Cela me questionne sur ce qu’il reste comme marge de liberté effective. »
« Choquée et en colère » face à ce qu’elle qualifie d’« atteinte à liberté associative », la directrice du Patronage laïque Guérin, Gwénaëlle Fily, juge l’intervention du sous-préfet « complètement déplacée ».
« Nous lui avons réaffirmé notre place et rôle d’employeur censé appliquer le code du travail et en l’occurrence les faits concernant le salarié en cause n’étaient pas du tout en lien avec son temps de travail. Nous avons un projet de fresque participative pour notre date anniversaire, nous demandons une subvention de 2.000 € et parce qu’un salarié de chez nous est en ligne de mire du sous-préfet dans sa vie privée, on nous enlève cette subvention ? »
La Ligue de l’enseignement du Finistère, fédération à laquelle est rattachée le Patronage laïque Guerin, a officiellement apporté son soutien et demandé à rencontrer le sous-préfet.
Consultée par nos soins, l’avocate en droit public Marion Ogier estime que la loi de 1901 relative à la liberté d’association ne permet pas à l’administration de s’immiscer dans la gestion des salariés d’une association. Du moins, avant la création du contrat d’engagement républicain (CER).
« Si le membre a commis, dans le cadre de son activité au sein de l’association, un manquement au CER, l’association doit faire cesser ce manquement », analyse la juriste. Toutefois, « si le délit commis par cette personne n’a rien à voir avec l’association, alors évidement que l’on ne peut pas reprocher à l’association une quelconque carence et un manquement au contrat d’engagement républicain ».
« Un préfet agissant comme un prince dans son royaume »
Les quatre associations sont appuyées par le Mouvement associatif de Bretagne. Lors de la dernière réunion de la commission régionale du FDVA (Fonds pour le développement de la vie associative), le président de cette confédération, Thierry Abaléa, n’a pas mâché ses mots contre « une décision obscure d’un préfet qui, agissant comme un prince dans son royaume, s’autorise à rayer d’un trait de plume, sans explication, sans motif l’attribution d’une subvention qui pourtant avait obtenu des avis favorables tout au long du processus d’instruction ».
« À notre connaissance, c’est une première en Bretagne », s’inquiète Thierry Abaléa, dont l’organisation réclame la suppression du contrat d’engagement républicain « qui risque de mettre sous tutelle le monde associatif ».
Il rappelle que la justice a déjà donné raison, en novembre dernier, à une association dans une situation semblable — Alternatiba Poitiers — à qui le préfet de la Vienne reprochait l’organisation d’un atelier sur la désobéissance civile.
« On ne peut se contenter de dire “de manière générale, je considère que ce comportement n’est pas conforme“, encore faut-il le motiver pour que l’on puisse comprendre pourquoi on a enfreint le CER et que l’on puisse se défendre », expose Marion Ogier, qui représentait l’association écologiste. « La jurisprudence d’Alternatiba Poitiers, c’est bien de dire qu’il faut un lien direct entre l’action de l’association et le trouble à l’ordre public. »
Or, les exemples d’associations qui perdent des subventions parce qu’elles ont un lien tenu et indirect avec des collectifs engagés dans une désobéissance civile commencent à s’accumuler. « Le contrat d’engagement républicain est en train d’ouvrir une grande porte à l’État pour s’immiscer dans le fonctionnement des associations. Souvent à des fins politiques. »
Sollicitée, la préfecture n’a pas répondu à nos questions. Face à cette décision au parfum d’arbitraire, l’équipe de Canal Ti Zef envisage de porter l’affaire en justice.
Boîte noire
Kristen Falc’hon, membre et journaliste de Splann !, est également salarié occasionnel chez Canal Ti Zef.
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